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Causerie Lyon, 25 décembre 1895.

Les Lyonnais viennent de célébrer, comme il convient, à Nuits, le vingt-cinquième anniversaire de la glorieuse bataille où les légionnaires du Rhône surent si vaillamment combattre et mourir pour la patrie.

En lisant les discours patriotiques prononcés sur cette terre désormais sacrée, j'entendais chanter dans ma mémoire, les vers si admirables et si touchants de Victor Hugo :

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie,Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie ;Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.Toute gloire auprès d'eux passe et tombe éphémère,Et, comme ferait une mère,La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau !

Les sentiments que le poète exprima en son langage sublime sont encore, quoi qu'en puissent dire les internationalistes et les décadents, singulièrement vivants en ce noble pays, puisque nous savons encore rendre à nos morts des hommages si profonds.

Sans doute, le récit de telles cérémonies doit avoir un retentissement ému dans les chères provinces qui nous furent arrachées par la force: L'Alsace-Lorraine est demeurée française en dépit des Bismark et des Kaisers. Chaque jour on nous rapporte des traits émouvants qui témoignent de l’amour vivace qu'elle-garde, sous le joug ennemi, pour la douce et chère patrie.

Les Allemands n’ont gagné personne, ... que les Allemands immigrés. Mais les renégats sont extrêmement rares parmi les gens du pays. En veut-on un exemple récent, venu de Metz ? Il y a cinq ans, une jeune fille, française d'origine, épousa un Allemand, employé supérieur des douanes. Eh bien ! du jour où cette union fut connue, toutes les portes se sont fermées devant elle. Toutes ses amies, même les plus intimes, se détournèrent de la renégate.

Les femmes d'Alsace-Lorraine méritent d'ailleurs une particulière admiration pour leur inébranlable fidélité à la France. Elles y déploient plus d'énergie encore que les hommes. Presque toutes ont renoncé aux fêtes et plaisirs mondains, au théâtre — comme si elles portaient à jamais le grand deuil de la patrie.

On en cite même une qui, depuis la guerre, vit dans sa maison comme une recluse dans son couvent, sans jamais en sortir. C'est elle qui fut l'héroïne d'une scène impressionnante racontée quelque part par Edmond About.

C'était quelque temps après la guerre. Elle logeait deux officiers allemands qui se plaignaient de n'être pas reçus dans son salon. Un jour ils exigèrent d'être invités aux réunions d'amis qu'elle donnait. Ils reçurent, en effet, une invitation et s'y rendirent. Il n'y avait dans le salon que des femmes vêtues de noir. Et la maitresse du logis fit aussitôt les présentations : Ma fille, dit-elle devant la première, elle a eu son mari tué à Saint-Privat.

Les Prussiens pâlirent, mais firent bonne contenance; leur hôtesse reprit, après les avoir amené devant la seconde dame : Ma soeur, qui a perdu son fils à Gravelotte.

Cette fois les Prussiens furent émus. Ils blêmirent devant la troisième : Madame Scherer, dont le frère a été fusillé comme franc-tireur.

A la quatrième : Madame Randon, qui a vu son vieux père égorgé par les uhlans à Bazeilles.

Les Prussiens étaient atterrés. Ils n'attendirent point qu'on les présentât aux autres invitées et se retirèrent sans mot dire, comme écrasés de muettes malédictions...

Il n’est pas mauvais de rappeler ces souvenirs quand reviennent les tristes et glorieux anniversaires de l'Année terrible. Si douloureux qu'ils soient, il est bon que les anciens se les remémorent et que les jeunes s'en imprègnent pour entretenir éternellement vivace l'indomptable espérance !

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